Merci à tous pour vos interventions. C'est un sujet des plus intéressants.
Je vais d'abord répondre à Phi Philo.
Le problème de l'intelligence intuitive et cognitive est fondamental pour la formation à la langue (native ou étrangère), mais aussi dans tous les domaines d’apprentissage.
Je vais essayer de vous exposer ce que j'en ai compris. Ce n'est bien sûr que mon expérience personnelle en tant qu'enseignant, mais surtout en tant qu'apprenant (langues étrangères, langages informatiques, échecs, etc.). J'essaie toujours d'enseigner en me mettant à la place des apprenants. C'est pour cela que j'ai créé ce site, car c'est une ressource que j'aurai aimé avoir en tant qu’apprenant. Mais c'est une autre histoire.
La compréhension passant par la comparaison, je vais prendre l'exemple des échecs et des maths.
Il faut d'abord identifié l'objectif :
aux échecs -> gagner la partie
en maths -> résoudre un problème complexe (ce n'est qu'une partie des maths)
en langue -> comprendre ce que l'on me dit et/ou savoir l’exprimer
Aux échecs, il y a des règles bien précises. On peut appeler cela des schèmes. Les déplacements des pièces sont les schèmes fondamentaux. Les quelques règles de base (prise en passant, rock, etc.) aussi. Ces règles de bases sont à connaître par coeur. Elles sont peu nombreuses, donc c'est facile. Par contre connaître ces règles de bases n'est pas suffisant pour gagner la partie, même si on a un QI de 150. Il faudrait faire un effort cognitif monumental pour analyser toutes les possibilités à chaque tour : au premier tour, il y a déjà 400 possibilités, au deuxième 20 000 et cela devient monstrueux au troisième. C'est là qu'il faut développer l'intelligence intuitive. Mais comment ? Par l'expérience partagée et l'expérience personnelle. L'expérience partagée nous fait savoir qu'il y a des enchaînements meilleurs que d'autres. On peut les apprendre. Ce sont des schèmes plus complexes : les finales et les ouvertures, qui eux-mêmes font entrer les schèmes basiques. Pour progresser, on étudie et mémorise (les deux !) ces ouvertures et finales, comme on a mémorisé les règles de bases. Mais s'il existe une série connue et presque définie d'ouvertures et de finales, les variantes sont infinies. On ne peut pas toutes les étudier et encore moins les mémoriser. Donc, pour choisir le meilleur coup, on ne peut pas s'appuyer seulement sur le cognitif + mémoire, il va falloir faire entrer l'intuition. C'est là que l'on peut faire la comparaison avec la compréhension "globale" ou "intuitive". Pour faire le meilleur choix, je fais marcher les deux : j'analyse, mais je dois aussi me fier à mon instinct de joueur.
La grande question , c'est comment développer cette intelligence intuitive ? La réponse est simple aux échecs : l'expérience personnelle. Plus on joue, plus on développe cette intuition. Mais attention ! Pour optimiser le développement de cette intelligence globale, on ne joue pas n'importe comment : les joueurs d'échecs notent leurs parties et les analysent ensuite, faisant jouer encore l'intelligence analytique. Ce cheminement d’expérience et d’analyse permet d’augmenter le niveau. Sans faire cela, on stagne. Cela demande un effort d’étude conséquent, et certains joueurs font le choix d’arrêter ce travail. Ils ne progressent plus beaucoup, mais ils peuvent encore bien s’amuser avec des joueurs de même niveau.
On retrouve la même problématique en maths : les théorèmes + exercices types (application basique du théorème) sont les schèmes fondamentaux. Pour résoudre un problème, il va falloir parcourir un chemin qui passe par différents théorèmes (et il peut y avoir plusieurs chemins pour arriver au même résultat). C'est pour cela qu'une bonne formation en maths (comme en langue) présente des exercices progressifs, faisant d'abord juste appliquer le nouveau théorème, puis en faisant intervenir un autre, puis deux, etc. Le cerveau est alors entraîné et à la vue d'un nouveau problème va de plus en plus vite saisir le ou les chemins à parcourir pour le résoudre. C'est une vision globale, qu'il va ensuite démontrer pas à pas en passant par chaque théorème.
Et c’est là qu’intervient la formation. Si un apprenant a été mal formé, il peut saisir globalement un problème (langue, maths, échecs ou autres), mais ne pas avoir les moyens de l’exprimer ou l’expliquer correctement. En fait, il est plus juste de dire qu’il « sent » qu’il y a un problème, car il ne le saisit pas vraiment.
Les langues sont toutefois plus complexes que les maths et les échecs. Un exemple intermédiaire est celui de la programmation. Les schèmes fondamentaux sont les fonctions de bases du langage de programmation. Mais, ce qui est intéressant, car plus comparable avec le langage humain, c’est que les différents langages informatiques ont été développés différemment selon les objectifs recherchés (code « serveur » comme PHP ou « client » comme JavaScript par exemple). Résoudre un même problème se fera différemment suivant le langage et certaines choses ne pourront pratiquement pas se faire dans l’un alors qu’il sera facile et rapide dans l’autre.
Tout comme les langages de programmation sont différents suivant les objectifs de leurs créateurs, les langues naturelles humaines sont aussi dépendantes de l’histoire et des références culturelles de leurs locuteurs. Et elles sont en constante évolution. Certaines choses pourront s’exprimer facilement dans une langue, mais pas dans une autre. Parfois, il n’y a pas d’équivalent direct.
Prenons un exemple très simple. En médecine chinoise, il y a un concept de « montée de feu interne » 上火. Ce terme est utilisé dans le langage courant en chinois mandarin. (我上火了。) Il désigne un état dont je n’ai pas trouvé l’équivalent en français. Cela peut être des bouffées de chaleur, des inflammations, des boutons de fièvre, une irritabilité accrue. Mais à force de pratiquer le chinois, de discuter, d’étudier un peu la médecine chinoise, on assimile assez vite ce concept et on se l’approprie.
Si le langage n’est pas la source du raisonnement, il le conditionne fortement, en bien ou en mal (la Novlangue d’Orwel par exemple). Cela implique que la maîtrise d’une langue influence directement notre capacité à conceptualiser et raisonner. Or connaître une langue étrangère avec des concepts et des schèmes grammaticaux différents nous permet de penser différemment ! On en devient plus intelligent, ou du moins, plus ouvert.
Donc, pour revenir à la réflexion de PhiPhilo, toute traduction fait bien intervenir une part (parfois très grande) d’interprétation du traducteur. Plus la langue sera distante, plus la traduction sera subjective. Il est souvent impossible de rendre le sens exact. D’où l’importance de l’apprentissage des langues étrangères : cela augmente notre capacité de raisonnement et nous permet d’avoir un véritable dialogue avec une personne de culture différente. Le dialogue, c’est bien plus que de la simple communication.
Pour répondre à Françoise au sujet du « formatage », je comprends que c’est difficile au début, car nous sommes conditionnés par nos habitudes, et qu’il faut apprendre à mettre de la distance. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut les oublier. La comparaison entre la grammaire du chinois et celles de nos langues occidentales permet de mieux comprendre le génie de l’une et des autres. Plutôt que de parler de « formatage » qui implique un effacement des données précédentes, je préfère parler de conditionnement.
Le conditionnement est très important, car il nous permet de développer notre intelligence intuitive. Il peut sembler être un frein au début. J’ai connu le même problème avec les arts martiaux traditionnels ou le conditionnement est fondamental (beaucoup plus que dans les sports de combat). La réponse à une agression est très différente suivant la stratégie de l’art martial. Mais à force d’entraînement, on arrive à se reconditionner et même à pouvoir passer d’un conditionnement à un autre. Il y a une résistance du corps et du cerveau au changement. C'est un phénomène normal, mais pas une fatalité.
Donc c’est dur, mais très positif !
Ensuite, il faut bien faire la différence entre le chinois parlé moderne 白话 du chinois classique 古文. Le chinois classique dont sont tirés les textes anciens (Laozi, Confucius, traductions des textes bouddhistes, etc.) est très différent du chinois moderne qui est plus analytique. Je trouve la comparaison de Dominique très pertinente. Le chinois classique est très « impressionniste ». Il se porte très bien à la poésie. Il est très concis mais très évocateur. En contrepartie, les traductions ne sont pas pertinentes, même du chinois classique vers le chinois parlé moderne. Il faut une analyse du texte pour comprendre. Là encore, la notion de distance de la langue entre en jeu. Au passage, le chinois classique n’a pas de grammaire à proprement parlé, mais des « mots vides » 虚词.
Donc, pour répondre à tous les trois, il est tout à fait possible de « penser en chinois ». Mais il ne faut pas être manichéens : il y a des degrés de capacités de compréhension. D’ailleurs, la culture chinoise étant riche et variée, « penser en chinois » ne peut pas être vue comme une formule unique. Suivant les écoles de pensée, le niveau et le style d'éducation, les familles, les régions, l’histoire personnelle, les Chinois, tout comme nous, ne pensent pas comme un seul bloc. Donc, on peut « penser en chinois » à différents niveaux et dans différents domaines. Il ne faut pas voir notre « empreinte d’origine » comme un poids, mais plutôt comme un tremplin. La différence nous permet de mieux comprendre. Pourvu qu’elle soit bien abordée. On revient au problème de la formation.
Enfin pour répondre à la question de Françoise sur l’éducation de la langue en Chine, il faut savoir que les Chinois mettent fortement l’accent sur la pratique, terme que je préfère à la « répétition ». Beaucoup, beaucoup d’exercices. D’ailleurs, au primaire en Chine, la priorité est la pratique du chinois et des mathématiques. Il n’y a pas de secret, pour que ça rentre, il faut pratiquer. Lecture, exercices, rédactions, mémorisation de poésie, etc.
Pour pouvoir lire le chinois moderne sans être bloqué, le seuil est estimé à 1500 caractères (Cf. Bellassen). Mais le chinois moyen maîtrise entre 3000 et 3500 caractères. Pour le chinois classique, il en faut beaucoup plus. Cela dépend des textes que l’on étudie. Par exemple, en médecine chinoise, les textes classiques ne sont pas très exigeants en termes de nombre de caractères. C’est une autre histoire pour la poésie, ou encore pour des textes plus obscurs comme le 山海经.
Pour ce qui est des ambiguïtés en chinois, elles viennent plus des accents régionaux. Quand des Chinois ne se comprennent pas, ils écrivent dans la main. Par contre, il existe des ambiguïtés propres à la langue chinoise. Par exemple, 笑 peut signifier « rire » ou « sourire ». Mais on revient à la problématique du début.
Par contre, quand on parle d’un seul caractère, pour un nom de famille par exemple, le problème se pose souvent. On peut écrire dans la main, mais on peut aussi donner les composants graphiques. Exemple avec le nom de famille 李. Les chinois diront 我姓李,木子李的李。
Ouf, je viens de vous écrire un roman et encore, je me suis retenu. J’espère que j’ai étais assez clair. Je n’ai donné que ma version d’apprenant et d’enseignant du chinois. Il y aurait encore tellement de choses à dire, surtout sur les textes anciens !
Du coup, j’attends vos retours.
祝
安康!
天翔